Marie Hervé & Elsa Martinez 


 



FILIPPO DES TETES
ANECDOTE #5


2021


FR.
english and italian version available here -> 




1.
On ne rencontre pas Filippo Bentivegna. Bentivegna meurt en 1967. Il est d’un autre monde.
Exactement en face de la mer, au Sud, il y a une plage pleine de vent. Au-dessus de la baie, une cabane. Là reposent les visages vivants dans la pierre de Bentivegna. L’avantage de la pierre c’est qu’elle ne craint presque rien de l’eau, du vent et du soleil. Il faut plus de mille ans pour qu’elle ne s’effrite en sable. À moins d’un bombardement les visages persistent.

                               

3. Comme on construit des temples et des stèles à la mémoire des dieux, des Grands Hommes de l’histoire et des légendes millénaires, Bentivegna peuple la terre de présences disparues. Il y a des rues, des chemins de visages, des montagnes et des allées où les têtes grimpent les unes sur les autres; rient, discutent, regardent. Par les visages toutes les directions et tous les visiteurs sont regardés. La plupart des têtes sont orientées vers la mer. Il n’y a ni femme, ni homme, rien que d’infinies distinctions de physionomie, où chaque visage est varation d’un autre, d’un Premier visage, toujours le même et toujours infiniement particulier. Un monde entier. On ne sait pas d’où vient le visage mais on sait exactement pourquoi il est là. Pourquoi il a fallut s’inventer les autres, trouver une pierre, deux pierres, deux cent pierres à qui parler, à entendre parler. Les pierres parlent beaucoup mieux, n’abandonnent pas. Filippo est roi. Les pierres ont parlé.


4. Filippo disparu, le murmure des visages s’étend des collines d’herbes sèches jusqu’aux poissons du port de Sciacca. Ce murmure vient d’un temps ancien, plus ancien encore, avant la mort et la naissance du sculpteur fou. N’est fou que celui qui ne fait rien de sa solitude. Le sculpteur est le dieu parmi le peuple de pierre qu’il a creusé de sa main. Les stèles parfois ne sont pas une; on trouve une, deux, trois faces, trois visages en une pierre. Il faut tourner autour, se forcer à trouver ce que la pierre voit. Une seule pierre à plusieurs visages c’est déjà le cubisme totémique. Bentivegna fait échouer l’histoire de l’art. Au sommet de sa colline, une fois accueilli par la foule des immobiles, on entre difficilement dans les grottes blanches et secrètes. L’histoire est effondrée. Les yeux, bouches, nez se confondent avec la roche, friable comme une forteresse de craie. Une fois sculptées les têtes seront enduites de rouge, ocre, lavées par le laps de temps qui nous sépare de Bentivegna.






2. La terre est sèche. Au fond du jardin, il y a trois petites grottes. Ensuite il n’y a rien. La solitude est absolue. C’est le coeur brisé par un amour à sens unique que Filippo quitte New York, pour s’établir une bonne fois pour toutes en méditerranée. Son château est une masure de pierre surplombant la baie; son royaume, un jardin de totems et d’oliviers. L’avantage des oliviers c’est qu’ils survivent aussi aux siècles des Hommes. Aussi Filippo creuse les visages à même leurs troncs vivants. Il dessine les gratte-ciels du rêve américain, qu’il a vu de ses yeux avant de traverser l’océan atlantique en sens inverse, inconsolable. Au milieu du royaumes des solitudes Filippo a droit à tout. Il se donne le droit à la pierre.




5. On s’entend penser, je suis avec toi au royaume des pauvres démons hermites, au milieu du pas grand chose qu’il faut sculpter; parce que tout est perdu; parce qu’à faire il n’y a rien. Parce que rien il y a le visage, qui n’est pas grand chose, aussi simple que le creusement d’un oeil, d’une bouche ouverte, d’un front; une forme de crâne, une narine, la naissance du cou. Ce n’est rien qu’un cailloux, un sable aggloméré que ces faces qui s’agitent depuis même pas cent ans. Il faut se pincer pour ne pas se vautrer dans la même fascination qu’exercent sur nous les reliques millénaires. Pas de mythes fondateurs, pas de valeur archéologique, pas de date et d’anecdote remontant à moins quelque chose avant notre ère. Simplement la plus juste, la plus parfaite imposture qui fait de Bentivegna une créature désespérée et par là un sculpteur immense.







Now the shadow of the column — the column which supports the southwest corner of the roof — divides the corresponding corner of the veranda into two equal parts. This veranda is a wide, covered gallery surrounding the house on three sides. Since its width is the same for the central portion as for the sides, the line of shadow cast by the column extends precisely to the corner of the house; but it stops there, for only the veranda flagstones are reached by the sun, which is still too high in the sky.
The wooden walls of the house — that is, its front and west gable-end — are still protected from the sun by the roof (common to the house proper and the terrace). So at this moment the shadow of the outer edge of the roof coincides exactly with the right angle formed by the terrace and the two vertical surfaces of the corner of the house.

Now A... has come into the bedroom by the inside door opening onto the central hallway. She does not look at the wide open window through which — from the door —  she would see this corner of the terrace.
Now she has turned back toward the door to close it behind her. She still has on the light-colored, close-fitting dress with the high collar that she was wearing at lunch when Christiane reminded her again that loose-fitting clothes make the heat easier to bear. But A... merely smiled: she never suffered from the heat, she had known much worse climates than this — in Africa, for instance — and had always felt fine there. Besides, she doesn’t feel the cold either. Wherever she is, she keeps quite comfortable. 














Cargo Collective 2017 — Frogtown, Los Angeles